Le commerce de l’Afrique n’est pas entièrement homogène. Certaines jeunes pousses prometteuses s’engagent dans une trajectoire viable vers l’industrialisation et la transformation économique. Pour cela, la perspective du commerce intra-africain et de la zone de libre-échange continentale africaine (ZLECA) est fondamentale. Les dirigeants africains, après s’être accrochés fermement aux aspirations de la zone de libre-échange continentale africaine malgré la crise de la Covid 19, ont choisi « l‘accélération de la ZLECA » comme thème de l‘Union africaine pour l‘année 2023. La raison d’être du commerce intra-africain et de la ZLECA peut être comprise comme reposant sur cinq principes fondamentaux.
Le premier d’entre eux est simplement le fait qu’une Afrique intégrée représente un marché de consommateur·trice·s bien plus important et attractif afin d’alimenter la demande d’un développement industriel africain bien trop longtemps attendu. La plupart des pays d’Afrique sont remarquablement petits. Vingt-deux d’entre eux ont une population inférieure à dix millions, et vingt-deux autres comptent moins de 30 millions d’habitant·e·s. Le PIB annuel moyen pour un pays d’Afrique atteignait à peine seize milliards de dollars en 2022, soit approximativement l’équivalent de la productivité de la ville britannique de Bristol. En comparaison, et dans la mesure où elle peut représenter un marché consolidé, la ZLECA englobe 1,3 milliard de personnes avec une production annuelle de 3 000 milliards de dollars, ce qui équivaut à peu près à l‘Inde ou à la septième ou huitième plus grande économie du monde. L’ampleur immense d’un marché africain consolidé est considérée par les partisans de l’intégration africaine comme précieuse afin d’attirer les investissements et d’atteindre des économies d’échelle compétitives.
Le marché africain est promis à une croissance significative. C’est le deuxième aspect au fondement de la ZLECA. Dans son discours au sommet de l‘UA en juillet 2019, sommet qui a lancé la phase opérationnelle de la ZLECA, Moussa Faki Mahamat, président de la Commission de l‘UA, a rappelé aux dirigeants africains que « la croissance de l‘économie africaine devrait être deux fois plus rapide que celle du monde développé ». La population africaine devrait atteindre 2,75 milliards de personnes d‘ici 2060, avec une classe moyenne en expansion et une productivité annuelle globale de 16 000 milliards de dollars. L‘Afrique reste l‘un des derniers marchés « frontières »* (marchés naissants) qui suscite l‘intérêt des investisseurs. Sa croissance rapide ne fait que confirmer l‘attrait d‘un marché continental consolidé pour les investissements et les économies d‘échelle. L’ampleur d‘une Afrique intégrée exerce une forte attraction sur les investissements et les entreprises.
Le troisième aspect au fondement de l’existence du commerce intra-africain et de la ZLECA est leur potentiel à contribuer à l‘industrialisation et à la diversification économique des pays africains, qui n‘ont que trop tardé. Cela renvoie à ce que nous pourrions considérer comme la « nature exceptionnelle » du commerce intra-africain. Il est caractérisé par une proportion de produits manufacturés et agricoles (graphique 1) et un contenu technologique plus élevés que les exportations africaines vers l‘extérieur du continent. Alors que seulement 20 pour cent des exportations africaines hors du continent sont des produits manufacturés, 45 pour cent du commerce à l‘intérieur du continent, entre les pays africains, sont des produits manufacturés. Par conséquent, les prévisions concernant l‘impact escompté de la ZLECA selon la CNUCED (Saygili et al., 2017), le FMI (Abrego et al., 2019), la Banque mondiale (2020) et la CEA (Songwe et al., 2021), s‘attendent toutes à ce que le secteur manufacturier africain soit l‘un des bénéficiaires principaux de l‘initiative. Dans la modélisation du FMI (Abrego et al., 2019), « 60 pour cent de l‘augmentation du revenu global provient d’une production manufacturière plus élevée ». La CEA (2021) estime qu‘« environ deux tiers des gains commerciaux intra-africains seraient réalisés dans le secteur manufacturier » ; tandis que dans les scénarios de la CNUCED (Saygili et al., 2017), « les taux de croissance de l‘emploi les plus importants se trouvent dans l‘industrie manufacturière. »
Le quatrième aspect justifiant le principe de la ZLECA concerne sa forme. La ZLECA représente un accord commercial approfondi, qui va au-delà des réductions tarifaires d‘un accord de libre-échange traditionnel. Cela lui permet de résoudre bien plus que les questions de tarifs d‘importation uniquement. La ZLECA traite des mesures sur la facilitation des échanges, sur les barrières non tarifaires, le commerce des services et les questions de réglementation intérieure telles que la politique de concurrence, l‘investisse ment, le commerce numérique, les questions relatives au genre et à la jeunesse, ainsi que les droits de propriété intellectuelle. Ces aspects sont en fait encore plus importants pour le commerce que le droit tarifaire : le tarif moyen imposé sur les exportations intra-africaines est d‘environ 6,1 pour cent ; alors que l‘équivalent ad valorem imposé par les barrières non tarifaires représente plus du double, avec une estimation de 14,3 pour cent (CEA, CNUCED, CUA et BAD, 2019). C‘est pour cette raison que la plupart des modèles qui pronostiquent l‘impact de la ZLECA attribuent relativement plus d‘importance à la facilitation des échanges et à la problématique des barrières non tarifaires qu‘aux réductions tarifaires. Le FMI (Abrego et al., 2019), par exemple, estime que l’effet d’une réduction des droits tarifaires et des barrières non-tarifaire permettrait d’atteindre une amélioration du bien-être 37 fois plus élevée que celle qui résulterait de la réduction des tarifs seulement.
Le cinquième et dernier principe fondateur de la ZLECA repose sur sa capacité à être un outil pour la cohérence de la politique commerciale de l‘Afrique. Étant donné que le poids économique du continent africain s‘est accru, des tierces parties cherchent d’autant plus à formaliser leurs engagements économiques avec les pays africains à travers des accords commerciaux et autres arrangements. Nous avons, à titre d’exemple, les accords de partenariat économique de l‘UE, les négociations bilatérales des États-Unis avec le Kenya ou encore les accords de libre-échange de l’île Maurice avec la Chine et l‘Inde. Pour reprendre les termes de l‘Agenda 2063 de l‘UA, l‘Afrique sera plus prospère si elle parvient à « parler d‘une seule voix et à agir collectivement pour promouvoir [ses] intérêts et positions communs sur la scène internationale ». Avec une voie unie, l‘Afrique a le poids économique et des capacités techniques combinées pour négocier des accords commerciaux mieux adaptés au développement africain que ceux auxquels parviennent seuls les pays individuels.
Derrière les grandes ambitions de la ZLECA, les communautés économiques régionales (CER) d‘Afrique continuent de jouer un rôle pratique – et souvent sous-estimé – en permettant l‘intégration commerciale et en unissant un continent aussi vaste que l‘Afrique. Dans de nombreuses régions d‘Afrique, elles resteront, à court terme au moins, la principale force de promotion du commerce intra-africain, dont la plus grande partie circule actuellement au sein de ces communautés. Leur rôle respectif concernant la ZLECA est encore en évolution. Alors que le protocole de 2008 sur les relations entre l‘UA et les CER régit les rapports au niveau de l‘UA, la question demeure en suspens de savoir si cela s’applique jusqu’au secrétariat de la ZLECA ou bien si un cadre juridique équivalent est nécessaire. En septembre 2021, le Secrétariat de la ZLECA a tenu sa première réunion de coordination des chefs des communautés économiques régionales sur la mise en oeuvre de la ZLECA. Celle-ci a cherché à identifier un mécanisme de collaboration entre le Secrétariat de la ZLECA et les commissions économiques régionales.
Les communautés économiques régionales sont extrêmement dépourvues de ressources, mais elles aident tout de même à trouver et à appliquer des solutions communes face aux restrictions d‘approvisionnement mutuel. Nombres d’entre elles se sont montrées agiles et capables d‘élaborer des stratégies de « commerce sûr » pour maintenir un marché fluctuant malgré les fermetures de frontières rendues nécessaires par la Covid-19 en 2020. Dans le préambule du traité de la ZLECA, et à nouveau dans l‘article 5 de l‘accord-cadre de la ZLECA, les huit CER reconnues par l‘UA sont désignées comme les « pierres angulaires » de la ZLECA. Cela signifie que leurs meilleures pratiques et réussites devront être suivies et incorporées dans la mise en oeuvre de la ZLECA. L‘article 12 leur confère également un rôle consultatif dans les négociations de la ZLECA. Cela complète le rôle accordé aux CER en tant que partenaires dans la concrétisation des programmes de l‘UA.
Les cadres de soutien au commerce intra-africain sont déjà établis sous la forme de la ZLECA et des communautés économiques régionales d‘Afrique. À présent, les responsables politiques africain·e·s et leurs partenaires doivent redoubler d‘efforts pour contribuer à la mise en oeuvre effective de ces cadres (ou du moins pour ne pas les saboter). (Extrait de la Publication de David Luke et Jamie Macleod. « Une nouvelle politique commerciale pour la pour l’Afrique, de grâce ! »)