De Chaka, guerrier et chef zoulou (Afrique du Sud), les Blancs ont donné une image négative. Pour eux, c’est un anti-héros. Ce portrait peu flatteur, on le retrouve dans le poème “Chaka” qui fait partie du recueil de poèmes Éthiopiques (Paris, Seuil, 1956) mais, à la différence du Sud-Africain Thomas Mofolo et du Malien Seydou Badian, le poète sénégalais donne la parole à Chaka, lui offrant ainsi l’opportunité de se défendre contre les accusations de la voix blanche qui parle au nom de l’Occident.
De quoi Chaka est-il accusé dans ce poème composé de deux chants ? D’être un chef sanguinaire et assoiffé de pouvoir, d’être un homme pour qui la fin (la conquête du pouvoir) justifie les moyens (la mort donnée à Nolivé et à d’autres personnes). Pour la voix blanche, Chaka est aussi cruel que certains animaux tels que la hyène et la panthère puisqu’il n’a pas eu pitié des personnes faibles et sans défense (les enfants et les femmes enceintes). Elle lui reproche en outre de n’avoir pas épargné même sa fiancée Nolivé, ce qui montre, d’après elle, qu’il est sans cœur ou sans état d’âme. Bref, l’interlocutrice de Chaka ne voit pas en lui autre chose qu’un “grand pourvoyeur des vautours et des hyènes, le poète du vallon de la mort, [une personne qui] ne craint pas de voler la douceur des narines [et pour qui] on extermina des millions d’hommes”.
Ce discours, quoique violent, est loin de déstabiliser Chaka. Celui-ci va réfuter point par point les acusations portées contre lui. Il commence par se comparer à un lion et par se présenter comme un protecteur des faibles. Pour lui, les meurtres qui lui sont imputés ont pour but de préparer l’avenir et, s’il a tué “Nolivé aux bras de boas, aux lèvres de serpent-minute, Nolivé aux yeux de constellation…, d’une main sans tremblement”, c’était pour “échapper au doute” et privilégier l’intérêt de son peuple. Le bien-être du peuple, explique-t-il, prime sur l’amour qu’on peut avoir pour une femme. Mais, très rapidement, Chaka passe du statut d’accusé à celui d’accusateur : au procès de la voix blanche succède un contre-procès où la voix blanche est jugée “partiale et endormeuse”, l’attaque accouche d’une contre-attaque non moins violente : “Tu es la voix des forts contre les faibles, la conscience des possédants de l’outre-mer.” Chaka poursuit : “Je voyais les peuples du Sud comme une fourmilière de silence au travail. Le travail est saint, mais le travail n’est plus le geste, le tam-tam ni la voix ne rythment plus les gestes des saisons. Peuples du Sud dans les chantiers, les ports, les mines, les manufactures. Et le soir ségrégés dans les kraals de la misère. Et les peuples entassent des montagnes d’or noir d’or rouge et ils crèvent de faim. Et je vis un matin, sortant de la brume de l’aube, la forêt des têtes laineuses. Les bras fanés, le ventre cave, des yeux et des lèvres immenses appelant un dieu impossible. Pouvais-je rester sourd à tant de souffrances bafouées ?”
Comme on peut le remarquer, Senghor fait ici allusion aux travaux forcés auxquels étaient soumises les populations africaines pendant la colonisation en même temps qu’il explique comment et pourquoi lui, l’amoureux des lettres qui rêvait d’écrire des poèmes, entra en politique. Il veut nous dire qu’il s’engagea dans la politique par devoir, c’est-à-dire pour améliorer la vie de ses compatriotes confrontés à des difficultés de toutes sortes. Pendant deux décennies (1960-1980), en effet, il essaya de servir son peuple avant de retourner à ses premières amours : l’écriture. La poésie reprit ainsi le dessus sur la politique. L’enfant de Joal, si tel était son désir et s’il avait envie de s’enrichir, pouvait mourir au pouvoir comme d’autres (Houphouët, Gnassingbé Eyadéma, Bongo) mais il préféra passer la main à une jeune génération qu’il avait pris le soin de former et de préparer à la gestion des affaires publiques, ce qui est tout à son honneur.
Après avoir répondu qu’il n’a pas tué pour le plaisir de tuer (“chaque mort fut ma mort. Il fallait préparer les moisson à venir et la meule à broyer la farine si blanche des tendresses noires”) et qu’il a conquis le pouvoir uniquement pour affranchir son peuple de l’oppression et de la misère, Chaka s’attaque à la voix blanche sur un autre terrain : accusé d’avoir une voix “rouge de haine” et d’avoir “mobilisé le Sud contre les Blancs”, il rétorque : “Je n’ai haï que l’oppression… Ce n’est pas haïr que d’aimer son peuple. Je dis qu’il n’est pas de paix armée, de paix sous l’oppression, de fraternité sans égalité. J’ai voulu tous les hommes frères.” Plus loin, il ajoute : “Je n’ai pas haï les Rose-d’oreilles. Nous les avons reçus comme les messagers des dieux avec des paroles plaisantes et des boissons exquises. Ils ont voulu des marchandises, nous avons tout donné : des ivoires de miel et des peaux d’arc-en-ciel, des épices, de l’or, pierres précieuses, perroquets et singes que sais- je ?”
Généreuse et non calculatrice, l’Afrique donna ce qu’elle avait de meilleur, offrit des choses qui lui étaient chères mais que reçut-elle en retour ? De la pacotille. Pire encore, ceux qu’elle accueillit à bras ouverts lui firent la grerre, lui arrachèrent ses bras les plus valides pour les faire travailler comme des esclaves dans les Amériques et les Caraïbes, puis la colonisèrent. Le même marché de dupes continue malheureusement et, pour parler comme Bernard Dadié dans “Climbié”, il n’y a personne pour y mettre fin et faire respecter l’Afrique francophone.
Si, dans le premier chant, Chaka accepte la souffrance pour l’amour de son peuple, le second chant nous le montre face à un choix entre la poésie et la politique. Le héros choisit la poésie car il se définit avant tout comme un poète et, lorsqu’il meurt, ce n’est pas uniquement pour retrouver sa fiancée Nolivé, mais pour renaître comme poète. Cette mort le délivre du devoir du chef, le soustrait aux obligations du politique et lui permet de se consacrer enfin à l’amour et à la poésie.
Ainsi que nous l’avons mentionné plus haut, ce Chaka qui retrouve le monde de la poésie, c’est Léopold Sédar Senghor puisque, après avoir quitté la présidence de la République (le 31 décembre 1980), celui-ci renoue avec l’écriture, redevient poète. Le 2 juin 1983, il est élu à l’Académie française. Lauréat de plusieurs prix littéraires, il meurt le 20 décembre 2001. Ses obsèques ont lieu dans son Sénégal natal mais aucun officiel français n’y participe, ce qui est surprenant pour un pays au rayonnement duquel Senghor contribua de manière significative et dont il demanda la nationalité pour faire partie des “Immortels”. .
C’est en 1981 que je lus pour la première fois “Chaka” qui convoque à la fois la tragédie grecque et le christianisme (l’attestent des mots comme “souffrance, passion, calvaire et bonne nouvelle” et le sacrifice de Chaka fait penser à celui du Christ). En le relisant 39 ans après, je ne puis m’empêcher de reconnaître que Senghor a produit là un véritable chef d’œuvre.
Jean-Claude DJEREKE
Auteur de plusieurs publications, Jean-Claude DJEREKE enseigne la littérature africaine à Temple University de Pennsylvanie (Etats-Unies d’Amérique). De nationalité ivoirienne, JCD a été homme religieux avant de se consacrer à la littérature. jcdjereke@gmail.com