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Opinion : ÉBOLA, FRONTIÈRES ET VOISINAGE EN SÉNÉGAMBIE MÉRIDIONALE : UNE HISTOIRE DE MAUVAIS VOISINS?


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 NB : La Rédaction de www.l-integration.com, décline toute responsabilité par rapport à la publication de cet article. S’adresser à l’auteur pour toute réaction, objection et suggestion.

Auteur: Aboubakr Tandia

Bayreuth International Graduate School of African Studies

tandiaaboubakr@yahoo.com

Dans cette réflexion nous recourons à la notion de « régime de frontière » (border regime en anglais) pour proposer une lecture de la crise de l’épidémie d’Ebola et de son impact dans les relations entre les pays de la Sénégambie méridionale : le Sénégal, le Mali, la Mauritanie et les deux guinées. Notons que la Mauritanie est souvent exclue de cet espace dans certaines approches géographiques moins libérées des apories d’une certaine anthropologie coloniale de l’espace en question au détriment de son histoire. La distinction entre un régime frontalier (boundary regime) dictée par les politiques des Etats et un régime transfrontalier (borderland regime) fait des perceptions et des pratiques des populations, nous parait être féconde pour réfléchir un peu plus en retrait sur la place et le rôle des frontières dans la crise d’Ebola et son impact sur le voisinage dans la sous-région.

 

Un régime de frontière est donc de la relation dialectique entre le régime frontalier et celui transfrontalier. Cette relation est sujette à variation sous l’action convergente ou divergente des États et des populations transfrontalières. La question est donc de savoir à quel régime Ébola obéira-t-elle et, par conséquent, de quelle manière ces deux régimes se révèlent-ils à travers la crise épidémique et, plus fondamentalement, dans quelle mesure la trame de la crise Ébola et les dispositifs gouvernementaux pourraient en être affectés ? Le régime frontalier est structuré par un usage souverainiste de la frontière par des Etats qui y voient un outil de politique étrangère et un instrument identitaire au service du nationalisme voire parfois un épouvantail destiné à préserver les intérêts des élites locales. Le régime transfrontalier est par contre celui qui résulte des perceptions et des pratiques des populations transfrontalières ainsi que les autres usagers non gouvernementaux de la frontière ; lesquels à l’image des Etats font de la frontière un espace de ressources à la fois identitaires et matérielles, et non une barrière entre eux.

 

  1. Le régime de Sall face à Ébola : entre opportunisme politique et nationalisme

 

La crise de l’épidémie d’Ébola n’est pas apparue au moment le plus propice pour le pouvoir actuel au Sénégal. Par conséquent, elle est arrivée avec de grands risques pour le pouvoir, notamment en termes d’épreuves et d’opportunités qu’elle a pu comporter pour les adversaires du régime en général, et du Président de la République en particulier. Cela ne veut pas dire qu’elle n’a pas comporté quelques avantages pour le pouvoir. Sa gestion a donc été en enjeu capital pour le pouvoir que l’opposition suivait de très prêt d’ailleurs.

 

Un pouvoir claudicant

 

Ébola a été l’occasion pour une bonne partie de l’opinion de caricaturer une situation d’échec politique du nouveau gouvernement. Dans les réseaux sociaux on va jusqu’à qualifier le nouveau pouvoir du Président Macky Sall de désillusion politique, non pas sans agiter l’idée d’une alternative politique dès la prochaine consultation électorale prévue en 2017. De manière générale, il s’agit pour nombre de leaders d’opinions et de simples citoyens d’ajouter l’épidémie à une litanie de malheurs qui seraient venus avec le nouveau régime. Au niveau du jeu politique, par exemple, l’opposant Idrissa Seck, leader du parti Rewmi[1], n’a pas hésité à qualifier le Président Sall lui-même de virus Ébola. Cette attaque n’a pas semblé faire l’effet escompté par Idrissa Seck qui convoite depuis longtemps le fauteuil de leader de l’opposition, mais elle n’a pas laissé indifférents les jeunes loups du nouveau pouvoir qui n’ont pas réussi non plus à s’élever plus haut que lui dans ce style va-t-en-guerre. Vue sous cet angle, l’épidémie d’Ébola, notamment lorsque le cas du jeune guinéen infecté a été ébruité par la presse, a permis à certains opposants et activistes de cristalliser l’image d’un pouvoir frappé d’incapacité et, à la limite, porte-malheur.

 

Il n’est pas exagéré de le penser. Le langage de la politique est allé jusqu’à mobiliser le registre de la superstition pour présenter l’épidémie comme une énième malédiction parmi une longue liste que s’amuse à dresser une bonne partie de l’opinion publique sénégalaise : la cherté du coup de la vie, malgré les quelques mesures correctives imposées aux commerçants par le gouvernement depuis l’an dernier ; la crise de l’école et des universités ; la crise du système de santé publique ; les scandales politiques et financiers au sein de l’armée ; la violence policière ; la situation difficile des populations rurales confrontées en majorité aux impairs inattendus de la campagne agricole de l’année dernière ; et enfin le procès controversé de l’ancien Ministre d’Etat Karim Wade, par ailleurs fils de l’ancien Président Abdoulaye Wade, en détention depuis plusieurs mois pour un délit supposé d’enrichissement illicite avec certains de ses anciens collaborateurs.

 

De toute évidence, cette situation ne laissait pas de choix au régime, particulièrement au Président dont le nom est dorénavant associé à la misère et à la rareté par une certaine opinion populaire que ses détracteurs et adversaires ne se gênent pas de relayer ou d’exagérer. C’est ce qui s’exprime à travers l’expression en wolof « dëkk bi dafa Macky » qui peut se traduire en français par « le pays est en banqueroute ». La révulsion que le Président en personne a publiquement manifestée contre cette expression ainsi que ses accès de colère de plus en plus fréquents suggèrent qu’il est mis sous pression, tout comme ses collaborateurs et alliés politiques. Le Plan Sénégal Emergent (PSE) qui est la pierre angulaire du régime et qui est présenté comme la potion magique qui devra extirper le Sénégal de ses vicissitudes post-wadistes dans un horizon assez rapproché tarde à convaincre, a fortiori porter des fruits pour beaucoup de sénégalais.

 

Un mutilé miraculé

 

L’impact de l’épidémie d’Ébola sur les secteurs clés de l’économie et la perspective d’un échec du dispositif de riposte du Ministère de la santé représentaient sans doute de réelles menaces contre l’agenda du pouvoir et du Président Sall. Sérieusement mis en difficultés lors des élections municipales et rurales du 29 juin par les nombreuses coalitions du jeu politique, ajouté à la situation politique nationale que l’on connait, le pouvoir a donné l’impression de manquer de sérénité dans la perspective des élections présidentielles de 2017. Cette agitation apparait dans les atermoiements face à la crise de l’épidémie d’Ébola dont un des aspects les plus controversées était l’isolement de Dakar vis-à-vis de son voisin la Guinée Conakry. Dakar a été pris entre des hésitations et des excès dans sa communication de crise : retard dans la fermeture de la frontière en mars, réouverture au mois de mai, puis fermeture à nouveau le 21 août 2014 au mépris des protestations de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) et la pression de l’opinion publique dans un contexte marqué par les élections locales du 29 juin 2014. Le pouvoir a volontiers semble t-il préféré prendre à son compte la crise d’Ébola. Mais à quel prix est-on tenté de se demander ?

 

L’épidémie n’a pas seulement permis de calmer le courroux de l’opinion publique aiguisé par les coupures intempestives d’électricité et d’eau dans la capitale et dans certaines grandes villes, ou encore le procès du fils de l’ancien Président. Fondamentalement, la propagation de l’épidémie au Sénégal aurait sans doute secoué le régime et peut-être même précipité sa chute dans le contexte social et politique présentement très tendue du Sénégal. En dépit de ses faiblesses sur ce plan depuis son accession au pouvoir en 2012, le nouveau pouvoir semble être parvenu tout de même à communiquer quotidiennement sur son fameux dispositif de riposte. Á la télévision nationale, sur les ondes des radios et dans les journaux, la Ministre de la santé du Sénégal a donc ratissé large : de la sensibilisation préventive au suivi médical du jeune guinéen en passant par une explication des motifs de la fermeture de la frontière, avec une insistance sur la progression au jour le jour de la gestion du cas de l’étudiant guinéen. Signe révélateur de la perturbation du régime, la petite brèche dans la communication a été d’oublier de préciser qu’il s’agissait d’un sujet infecté d’origine étrangère, comme l’a brillamment expliqué la chroniqueuse Oumou Wane, la directrice d’Africa 7[2].

 

Cette communication n’a pas manqué de mettre particulièrement en exergue la dimension humanitaire et l’image d’un Président bienveillant dans le traitement du jeune guinéen infecté et infiltré au Sénégal. Bien que le Président avait publiquement déclaré que le jeune guinéen aurait dû être poursuivi pour avoir mis en danger toute la population, le moins que le Gouvernement pouvait faire était d’éviter d’envenimer la situation délétère résultant de la fermeture de la frontière avec la Guinée voisine. On a vu la manière dont la presse guinéenne s’est jointe aux indignations du Gouvernement de Conakry et de l’opinion nationale pour les relayer à l’encontre de la décision prise par le Sénégal de se barricader. Cela a été perçu comme un manque de solidarité africaine voire une attitude xénophobe vis-à-vis d’un paisible voisin.

 

  1. 1.      Ébola met à nu un régime frontalier nationaliste et extraverti

 

Il semble que l’épidémie d’Ébola incite à jeter un regard sur le rôle de la frontière dans l’histoire des relations entre le Sénégal et ses voisins, plus particulièrement avec la Guinée. L’histoire des frontières de la sous-région entre le Sénégal et ses voisins, cette région que l’on appelle la Sénégambie méridionale, révèle que tout cet espace est caractérisé par un régime frontalier très instable commandé par divers facteurs qui ont jalonné l’histoire de la sous-région. Les conflits territoriaux et politiques copulent avec les catastrophes environnementales et la nature particulièrement extravertie des économies extractives. Les États vivent systématiquement de la frontière comme une source d’extraction commerciale et financière au plan matériel, mais aussi au plan symbolique comme une ressource clé dans la construction des identités politiques nationales.

 

La Mauritanie un « État-frontière »[3]

 

Entre le Sénégal et la Mauritanie, les sécheresses et les inondations cycliques sur les berges du fleuve ainsi que l’exploitation du potentiel agropastoral et commercial de la frontière fluviale héritée de la colonisation ont amené les gouvernements des deux pays à se ruer vers la vallée du fleuve à partir des indépendances d’autant plus que le pouvoir colonial avait déjà entamé la mise en valeur de la zone à travers un usage fiscale du fleuve érigé en une  barrière extractive entre les populations des deux rives dès la fin du 19ème siècle, puis les aménagements agricoles à partir de 1934 dans le cadre de la Mission d’Études et d’Aménagement du Fleuve Sénégal (MEAF). Dans la mesure où elle fait de la frontière un outil de la décolonisation, en vertu du principe de l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation, le nationalisme modernisateur des deux premières décennies d’indépendance renforçait ce qu’on peut appeler un régime frontalier nationaliste.

 

Si le partage des ressources du fleuve les amène à coopérer dans le cadre d’un comité inter-états regroupant en 1963 le Sénégal, la Mauritanie, le Mali et la Guinée, puis de l’Organisation des États riverains du fleuve Sénégal (OÉRS) en 1968 et enfin de l’OMVS en 1972, leur vulnérabilité environnementale, leur dépendance respective d’une économie de traite ainsi que leurs rivalités au sein des organisations régionales africaines les amènent à privilégier les déterminations égoïstes. De la même manière les ressources halieutiques ainsi que le poids et la générosité en sous-main des clients comme l’Union Européenne et le Japon envers les élites locales empêchent aux deux gouvernements de fixer définitivement un cadre d’entente susceptible de les rapprocher et de réduire les tensions frontalières qui ont débouché sur pas moins de vingt cinq mesures visant la fermeture totale ou partielle de la frontière depuis les indépendances. L’extraversion des modes de gouvernance accentue la pression des élites locales sur l’origine, la fréquence et la persistance de ces tensions. En Mauritanie, l’opposition des nationalismes maures et négro-africains dans le cadre de la construction de l’État débouchera sur les événements d’avril 1989 qui le dressaient brusquement contre le Sénégal à la suite de violences interethniques nées d’une rixe mortelle dans le village de Diawara.

 

Les ex demi-frères

 

Dans leurs relations avec le Sénégal, la Guinée et le Mali sont caractéristiques du critère de l’extraversion politique et du nationalisme modernisateur. Les dirigeants sénégalais, particulièrement le Président Senghor, ont longtemps divergé d’avec les guinéens en raison des options de politique africaine et internationale. Senghor étant plus proche des schémas Foccaldiens[4] de l’intégration africaine a vu le Mali de Modibo Keïta se retirer de l’éphémère aventure de la Fédération du Mali en 1960, puis la Guinée de Sékou Touré se rapprocher des schémas socialistes et s’isoler. Ce n’est qu’a la suite de la mort de Sékou Touré en 1984 que les relations entre les deux pays s’améliorent progressivement avec le régime de Lansana Conté. Ainsi, le nord de la Guinée intégrait le pays-frontière de la Sénégambie méridionale comme espace d’activité plus ou moins populaire, la ville de Labé située au nord devenant un des centres du commerce transfrontalier connecté à Diaobé dans le Vélingara.

 

L’orphelin encombrant

 

La Guinée-Bissau soutenue par son voisin de l’Est était perçue par le Sénégal comme une menace a son intégrité territoriale depuis sa guerre de libération nationale jusqu’à la fin de la Guerre Froide. Survivance de cette guerre, le stock d’armes dispersées et enfouies prêt de la frontière avec le Sénégal profitera d’ailleurs en partie au Mouvement des Forces Démocratiques de Casamance (MFDC) dont la rébellion indépendantiste allait éclater en Casamance en 1982 contre le Gouvernement du Sénégal. Les différends du Sénégal avec la Guinée-Bissau sont alors inaugurés avec une suspicion constante de Dakar à l’ endroit des élites postrévolutionnaires de Bissau perçue comme un arrière-pays de la rébellion. Puis vient en 1989 le différend frontalier autour du pétrole du Dôme Flore au large de Bissau que la classe politique et l’armée criminalisée de ce pays tenaient coute que coute à instrumentaliser dans leurs luttes incessantes pour le pouvoir. Dakar éprouvera beaucoup de peine à marchander ce différend contre un patronage politique et économique auquel est associé un hégémonisme militaire. En réalité, il s’agissait de beaucoup moins reluisant : contraint de se salir les mains, Dakar fera du baby-sitting diplomatique et sécuritaire pour le compte de la Communauté Économique des États d’Afrique de l’Ouest, de l’Organisation des Nations Unies et de l’Union Européenne qui étaient au chevet de Bissau mis en lambeaux par la guerre civile de 1999 dont l’origine était précisément le coup d’Etat de 1998 dont l’auteur Ansoumane Mané était accusé de ravitailler le MFDC en armement.

 

Senegal ak Gambiya du soow ak céré[5]

 

La Gambie dont les élites locales de Bathurst[6] avaient réussi à faire admettre à la Grande Bretagne leur volonté de rester souverains après les indépendances a finalement mis fin à la Confédération de Sénégambie qui l’associait au Sénégal entre 1981 et 1989. La dynamique nationaliste d’éloignement des élites gambiennes emportera le régime sénégalo-gambien de Dawda Diawara en 1996. La Gambie de Yaya Jammeh, à la fois nationaliste et faisant face à une crise de légitimité congénitale, ne manquent pas d’options pour secouer son voisin condescendant. Manipulant accessoirement les sanctions économiques, le chantage politique et la subversion armée par son soutien à des factions jugées radicales du MFDC, la Gambie pousse souvent les transporteurs sénégalais à la grève en jouant à sa convenance sur les tarifs du ferry de Farafégni ou de Karang tout en encourageant la réexportation de ses produits au Sénégal. Caractérisé comme son voisin par la culture du clientélisme et faisant face aux conséquences de la libéralisation économique entamée depuis les années 80, le Sénégal est à son tour contraint d’alterner ses mesures de sevrages économiques à l’endroit de la Gambie avec des concessions diplomatiques dans le cadre de la grande Commission Mixte de coopération bilatérale. Le projet d’un pont sur le fleuve Gambie qui a souvent été retardé par les foucades incessantes de Banjul avait été ressuscité lors de la dernière réunion de ladite commission à Banjul le 10 juillet 2013. Mais voilà que le 19 Septembre le Ministre de l’Intérieur Sénégalais a pris la décision d’étendre son dispositif de riposte anti-Ébola au poste frontière de Karang et sans doute à d’autres endroits de la frontière nord, risquant d’embêter le très susceptible Mansa de Banjul Yaya Jammeh.

 

  1. 2.      Le sauve qui peut des États face à Ébola

 

Dès le mois de mars 2014, la Mauritanie avait partiellement fermé sa frontière. Á l’exception des corridors principaux que sont Rosso et Diama totalement scellés entre 18 heures et 8 heures du matin, ce pays voisin avait éliminé tous les points de passage fluviaux au grand désarroi des passagers, des piroguiers et autres petits usagers vivant de la frontière. Au début du mois d’août le gouvernement Mauritanien étendait la mesure sur sa frontière avec le Mali en raison de la progression de la maladie. Autant le Gouvernement Sénégalais ignorait les complaintes de la Guinée autant il s’empressait de démentir son isolement par la Mauritanie. L’orgueil national n’est pas passé loin si l’on sait que les dirigeants mauritaniens s’amusent souvent à appliquer sans préavis des mesures de manières unilatérales sur la pêche et le ferry de Rosso. Mais, les verrouillages de part et d’autre de la frontière semblaient être également motivés par la nécessité de protéger l’activité d’un secteur privé local souffreteux et celui d’investisseurs étrangers ameutés par l’épuration anti-spéculative dans les deux pays. Le régime de Nouakchott quant à lui n’avait surtout pas intérêt à se faire accuser par les nationalistes noirs de négligence raciste à leur endroit face au péril Ébola qui venait du Sud, donnant ainsi une raison supplémentaire aux négro-africains de justifier et d’amplifier outre mesure leur activisme grandissant autour de la question de l’esclavage en Mauritanie.

 

Paradoxalement, les pays les plus éloignés de la façade atlantique, en l’occurrence la Côte d’Ivoire et la Guinée-Bissau, qui sont plus proches du bassin du Fleuve Mano, foyer d’origine de l’épidémie, n’avaient pas fermé leurs frontières respectives, se limitant simplement à des dispositifs médicalisés de veille préventive. Cette contradiction a semblé renforcer en Guinée le sentiment d’un abandon à la merci de l’épreuve par un proche voisin. La décision prise par Dakar de fermer sa frontière en mars dernier avait presque amené le pouvoir à Conakry de sursoir à sa participation à la réunion de la Commission mixte de coopération entre les deux pays prévue à Dakar entre les 28 et 29 avril 2014.

 

Plus tard, la découverte à Dakar de devises guinéennes en direction de l’Europe au début du mois d’aout ainsi que l’annonce faite par le Ministre de la Santé du Sénégal le 2 septembre 2014 du rapatriement du jeune guinéen infecté par le virus après sa convalescence ont également ravivé les tensions entre les deux pays. Le 22 Septembre 2014 le vol militaire rapatriant le jeune guinéen en Guinée s’est finalement posé à Kédougou ville du sud-est du Sénégal d’où ce dernier a pu regagner son pays. Les autorités de Conakry avaient refusé l’atterrissage au vol militaire sénégalais transportant leur jeune concitoyen. Cela à l’air d’une représailles, mais c’est encore prématuré pour le penser, même si le Président Alpha Conde prétendait que : « le ministre des Affaires étrangères avait demandé du temps pour mettre en place un système adéquat pour la prise en charge ». Cela ne permet pas d’écarter l’idée que lui et son gouvernement n’approuvaient pas l’isolement de Dakar face à Ebola. Alpha Conde estimait en effet que « comme il y a une grande psychose, il est normal que chaque chef d’Etat cherche à protéger son peuple. Mais, il aurait été plus raisonnable de prendre des mesures strictes à l’aéroport comme l’ont fait d’autres pays que de fermer les frontières. Je ne peux pas comprendre qu’Air France entre et sort sans problème en Guinée et que le Sénégal qui est un pays frère ferme ses frontières » [7].

 

Le dispositif anti-Ebola à l’épreuve d’un régime transfrontalier communautaire

 

Au cœur du commerce informel transfrontalier, il y a une variante extrêmement difficile à contrôler pour les Etats pour lesquels d’ailleurs il n’est pas toujours souhaitable de restreindre totalement. Il s’agit d’un commerce de survie de très petite échelle structurée par des échanges quotidiens sur les marchés hebdomadaires transfrontaliers connus sous le nom de loumo à travers lesquels les populations transfrontalières au pouvoir d’achat très faible et instable cherchent généralement à tirer de petits gains sur des produits de base ou bien des denrées de première nécessité pour leur subsistance[8]. Il est d’autant plus difficile pour elles de se passer de ce commerce que ces populations sont prises au piège des disparités de divers ordres entre les Etats sans oublier leurs empoignades de politique étrangère et d’associés-rivaux. Cette situation prévaut précisément dans la haute Casamance où les effets du conflit de la Casamance et de l’effondrement de l’Etat bissau-guinéen ainsi que l’isolement interne de la partie nord de la Guinée se traduisent plus concrètement par l’existence d’une criminalité transnationale animée par des groupes de bandes armés et de coupeurs de route parmi lesquels des jeunes sévèrement précarisés.

 

Les crises cycliques de la production agricole et l’enclavement ainsi que la faiblesse institutionnelle et l’impécuniosité des collectivités locales transfrontalières sont de nature à renforcer cette forme d’économie communautaire transfrontalière dans laquelle une petite population de refugiés des deux pays s’active depuis des années du fait de l’arrêt des politiques officielles de prise en charge par les organismes humanitaires. Ces différents profils d’acteurs dont la dépendance envers les biens de consommation courante est pour le moins âpre peuvent se reconvertir en passeurs occasionnels dans le contexte de fermeture des frontières. La situation de l’épidémie créant un effet-frontière avec la mesure de la fermeture, les passeurs en profitent pour gagner jusqu’à 10.000 FCFA (15 EUR) pour quelques kilomètres seulement avec leurs motocyclettes. D’ailleurs, le Ministre de l’Intérieur du Sénégal a été informé des infiltrations depuis les communes rurales de Pakour et Parouma situées dans un arrondissement du département de Vélingara qui est frontalier à la ville de Koundara à 37 km seulement en République de Guinée. Il faut reconnaitre que c’est une distance très insignifiante pour les passeurs en motocyclettes.

 

Il n’est pas très difficile pour ces passeurs et leurs clients de prospérer dans un espace qui est le leur et qu’ils affectionnent particulièrement, contrairement aux agents de la frontière souvent en petits nombres et très mal équipés. C’est avec une grande aise que les passeurs peuvent trouver des pistes cyclables dans les zones forestières telles que Koudora, Toutoune, Kayanga et Mampaye situées à quelques encablures de la frontière, sans compter une petite partie du Parc du Niokoloko-Badiar. La forêt de Mampaye est elle assez contigüe au Parc du Niokoloko-Badiar dont une petite partie de la zone sud se situe d’ailleurs en territoire guinéen. Il est important de rappeler que c’est à travers ce parc transfrontalier que le MFDC faisait acheminer des armes depuis la Sierra et le Liberia dans les années 90 au moyen de pirogues et de porteurs. Ainsi donc, en dépit de la fermeture de la frontière, les cérémonies familiales et les loumo justifient des mouvements de populations à travers la frontière.

 

  1. 3.      Épilogue : la guerre contre Ébola est loin d’être gagnée !

 

La coopération sous-régionale dans la Sénégambie méridionale demeure soumise à une très forte instabilité, les frontières en tant qu’institutions étant les jouets favoris de gouvernements instables et extravertis et d’élites nationalistes qui s’ignorent plus qu’elles ne se connaissent. Autant l’épidémie d’Ébola a mis à nu cette réalité structurelle sous-régionale, autant elle soumet à l’épreuve la faiblesse du contrôle des Etats sur les espaces frontaliers comme espaces d’activités populaires où les dispositifs de veille antiépidémique à l’image de celui du Sénégal voient leur fiabilité et leur efficacité considérablement remises en cause, d’autant plus qu’ils ne font l’objet d’aucune synchronisation encore moins de coordination entre les pays voisins. L’isolement n’est donc qu’une panacée contre Ébola dans une sous-région où les peuples très mobiles et les économies plutôt réelles sont plus intégrés que les Etats./.

 

© Septembre 2014

 

 Notes:

 

[1] Ce terme Wolof veut dire en français « le pays ».

 

[2] A lire ici : http://www.seneweb.com/news/Opinion/il-n-rsquo-y-a-pas-ebola-au-senegal-nbsp_n_134199.html

 

[3] L’expression est de Zekeria Ould Ahmed Salem qui parlait de la Mauritanie pour mettre en exergue la connexion historiquement déterminée entre la conjoncture nationale et l’environnement international, entre les facteurs locaux et les facteurs régionaux et globaux. Voir Les trajectoires d’un État-frontière : Espaces, évolution politique et transformations sociales en Mauritanie. Sous la direction de Zekeria Ould Ahmed Salem. Dakar, CODESRIA, 2004.

 

[4] De Jacques Foccart à qui le Président Charles de Gaulle avait chargé d’attirer les anciennes colonies françaises en Afrique autour des organisations régionales comme l’Organisation commune africaine et malgache (OCAM) issue de l’Union africaine et malgache de coopération économique (UAMCE) créée à Nouakchott en février 1965 sur les ruines de l’ex- Union Africaine et Malgache (UAM) créée en septembre 1961.

 

[5] « La Gambie et le Sénégal ne sont pas comme du couscous au lait. » Expression populaire utilisée par les populations frontalières des deux pays à Farafégni en opposition à celle de l’ancien Président Abdou Diouf qui déclarait que « La Gambie est une cacahuète dans le ventre du Sénégal ». Cette image populaire rend compte de l’intégration des populations transfrontalières et de leur rapport communautaire à la frontière vécue comme un pont et non comme une barrière.

 

[6] Ancien nom de Banjul.

 

[7] Lire: « Alpha Condé : «Macky devait prendre des mesures, au lieu de fermer les frontières» ». http://www.seneweb.com/news/Diplomatie/alpha-conde-laquo-macky-devait-prendre-des-mesures-au-lieu-de-fermer-les-frontieres-raquo_n_135958.html

 

[8] Voir Tandia, Aboubakr, « Diplomatie locale et sécurité transfrontalière en Sénégambie méridionale: quelle pertinence pour la gouvernance sécuritaire de la CEDEAO? », In : Démocratie et développement en Afrique: perspectives des jeunes chercheurs africains. Vol. 1: Dynamiques nationales et régionales du développement, Paris: L’Harmattan, pp. 167-217. A. L. Aboa, H. P. Pokam, A Sadio et A. Tandia (dir.).


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